Covid19 : la fausse dichotomie de Comte-Sponville entre la santé des personnes âgées et le futur économique des jeunes
Alors que le confinement perdure, nous entrons dans la période de boucs émissaires
«Et je me demande ce que c’est que cette société qui est en train de faire de ses vieux la priorité des priorités» André Comte-Sponville, Philosophe-Célébrité, 14 avril 2020, France Inter
Le philosophe-célébrité de service est un fléau très spécifique à la France. Ce serait une caractéristique nationales charmante — comme la façon dont les hommes français nouent minutieusement des écharpes autour de leur cou — s’ils n’étaient pas si souvent néfastes. En effet, ils ont une influence sur le débat publique. Ainsi Bernard Henri-Levy, le philosophe-célébrité du président Sarkozy, se targue d’avoir fomenté à lui seul l’intervention militaire française en Libye (lire cet exposé dans Le Monde en 2011) qui a fait tomber Kadhafi lors du printemps arabe. J’ai couvert la Libye pour la Banque Mondiale après la guerre : c’est dorénavant un État défaillant.
Il ne faut pas s’étonner qu’un autre philosophe-célébrité André Comte-Sponville fasse la une des journaux ces derniers jours en appelant à la fin immédiate du confinement. Comte-Sponville est soudainement partout — donnant même des interviews à des journaux espagnols obscurs. Il affirme que notre obsession avec la longévité de nos aînés met en danger l’avenir des jeunes générations. Et parce qu’il n’y a pas de philosophe-célébrité sans théâtre, il ajoute héroïquement: «Moi qui suis un anxieux, je n’ai pas peur de mourir de ce virus. […] Ce qui m’inquiète, ce n’est pas ma santé, c’est le sort des jeunes.” puis “je me fais beaucoup plus de souci pour l’avenir de mes enfants que pour ma santé de septuagénaire.” On lui donnerait presque une médaille de guerre pour son abnégation.
Toutefois, avant d’explorer en détail son «argumentaire», soulignons d’abord que le très privilégié Comte-Sponville — qui a 68 ans — n’a bien sur pratiquement aucune chance de tomber malade et aucune chance de mourir. Covid19 est désormais officiellement une maladie de la classe ouvrière. C’est une maladie des pauvres, des marginalisés, des migrants, des sans voix. Son bilan est le plus lourd dans les quartiers pauvres, dans les prisons, dans les maisons de retraite pauvres, parmi les sans-abris et dans les camps de réfugiés. Elle affecte les personnes souffrant de comorbidité liée à la pauvreté comme le diabète, l’obésité ou les maladies cardiaques. [Lire mon article: Covid19 n’est PAS le grand égaliseur après tout]. Les mêmes personnes qui étaient inquiètes il y a quelques semaines à propos de la maladie sont devenues très nonchalantes depuis qu’il est devenu évident que les mourants sont en fait des pauvres.
Le message de Comte-Sponville peut donc être résumé ainsi : “les riches sont en sécurité, déconfinons-nous!” ou «la vie des pauvres constitue un sacrifice que je suis prêt à faire». Il se fait ainsi l’écho de l’infâme lieutenant-gouverneur du Texas qui a déclaré récemment : «Revenons à la vie. Soyons intelligents, et ceux d’entre nous qui ont plus de 70 ans, nous prendrons soin de nous, mais ne sacrifions pas le pays. “ La première question philosophique ici reste : ne devrions-nous pas demander l’avis de ceux qui risquent de mourir ?
«Ce sont nos enfants qui paieront la dette, pour une maladie dont il faut rappeler que l’âge moyen des décès qu’elle entraîne est de 81 ans” André Comte-Sponville, Philosophe-Célébrité, 19 avril 2020, Le Temps
Dans ses nombreux entretiens ces derniers jours, Comte-Sponville cite l’âge des victimes de Covid19 comme son argument principal pour dénoncer le confinement en réduisant la pandémie à une fausse dichotomie entre la santé des personnes âgées et une crise économique. C’est intellectuellement malhonnête et une controverse artificielle. Surtout, c’est évidemment un moyen pour un intellectuel médiatique affamé d’attention par la crise et dont le gagne-pain lucratif est lié a des conferences au sein d’entreprise annulées pour cause de confinement de se rendre pertinent sur un sujet sur lequel il n’a aucune légitimité.
- Premièrement, l’ampleur de la réponse des autorités n’a jamais été motivée par une volonté de sauver les personnes âgées mais plutôt d’éviter le chaos. Les gouvernements n’avaient pas le choix quant à la portée de leur réponse car les hôpitaux risquaient d’être débordés et le public n’était pas prêt à faire face à 1 000 décès par jour avec des corps empilés sur les trottoirs. En réalité, très peu de mesures additionnelles ont été mises en place pour protéger les plus ages dans les maisons de retraite;
— Deuxièmement, le confinement plutôt qu’une réponse disproportionnée à la situation a été calibré en fonction de ce que nous ne savions pas et ne savons toujours pas sur le virus. Comme le souligne Comte-Sponville, la plupart des décès surviennent au-delà de 65 ans, mais nous n’avons littéralement aucune idée de l’impact à long terme sur les jeunes qui ont survécu au virus. Comme BHL n’avait aucune connaissance des tensions tribales en Libye, Comte-Sponville oublie qu’il n’a aucune connaissance médicale. Nous ne savons toujours rien d’un virus qui reste un mystère à ce jour;
— Troisièmement, Comte-Sponville compare à plusieurs reprises covid19 au Cancer ou a la maladie d’Alzheimer (« En quoi les 14 000 morts du Covid-19 sont-ils plus graves que les 150 000 morts du cancer ?”), ce qui implique que la réponse à cette maladie spécifique est disproportionnée par rapport aux autres. Mais le problème avec Covid19 était toujours qu’il était très contagieux. Le verrouillage visait à protéger les plus aisés et non les aînés.
“Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c’est une aberration. Cela me donne envie de pleurer.” André Comte-Sponville, Philosophe-Célébrité, Le Temps, 19 Avril, 2020
Moi ce qui me donne envie de pleurer c’est de voir un autre philosophe-célébrité de service ouvrir la porte au plus vieil exercice du monde en temps de crise économique : le jeu dit du «bouc émissaire». Comte-Sponville se fait l’écho de Donald Trump qui blâme aujourd’ hui tout et tout le monde: « C’est la faute de la Chine. C’est la faute d’Obama. C’est la faute des gouverneurs. C’est la faute de l’OMS. C’est la faute des immigrants. » [Lire mon article d’hier sur la réponse de Trump à la crise aux États-Unis]. En tant qu’homosexuel, j’ai enduré assez d’attaques similaires pour manquer de patience contre ce jeu pervers. Détourner les frustrations du public vers le premier groupe vulnérable que nous pouvons pointer du doigt : dans ce cas, les personnes âgées, est trop facile.
Demain, j’accueillerai Michael Adams, de SAGE, la plus grande et la plus ancienne organisation du pays dédiée à l’amélioration de la vie des personnes âgées LGBT, dans notre vodcast «Equality Imperative» (inscrivez-vous ici) pour discuter de l’âgisme dans le contexte de Covid19, l’impact spécifique sur les personnes âgées LGBT et le jeu des boucs émissaires. En attendant, voici deux liens vers des opeds que Michael a signés sur COVID19 dans The Advocate et l’autre dans Next Avenue, un média en ligne pour les personnes de plus de 50 ans.
https://www.google.com/search?client=firefox-b-1-d&q=Michael+Adams+Next+Avenue+COVID19
https://www.advocate.com/commentary/2020/3/25/sage-serving-lgbtq-elders-second-fight-its-life